Chapitre IV
Située par l’inconscience des bâtisseurs dans une faille volcanique, baignant dans un air stagnant et surchauffé, Bomba tenait à la fois du paradis et de l’enfer. Du paradis à cause de la douce somnolence qui accablait ses habitants et les forçait à vivre au ralenti ; de l’enfer à cause de la chaleur torride qui y régnait.
Dans la Jeep, conduite par le professeur Packart et qui le menait à travers les faubourgs de la ville, Bob Morane ne cessait d’étancher la sueur qui lui coulait de partout. Packart, lui, conduisait d’une main et, de l’autre, s’épongeait le front avec application.
— Quand les blancs sont venus s’installer ici, expliquait le géant, il existait un village indigène dans cette faille. On a construit tout près, pour avoir plus facilement de la main-d’œuvre. Quand on s’aperçut qu’on avait bâti aux portes mêmes de l’enfer, il était trop tard. Bomba était devenu un point géographique. On pouvait évidemment la détruire et la reconstruire plus loin, mais il aurait fallu des années pour changer son emplacement sur les cartes. Vous comprenez ce que je veux dire…
— Bien sûr, fit Bob. Les cartes, dans notre civilisation, c’est sacré. C’est grâce à elles que l’on peut suivre les avances du progrès, la lente et navrante défaite de la nature.
Packart se mit à rire.
— La défaite de la nature. Mon œil !… Les hommes ont beau mettre quelques malheureux gorilles en cage pour donner le frisson aux visiteuses de nos zoos, il y a des choses dans la nature qu’ils ne réussiront jamais à vaincre…
S’interrompant, le savant montra la masse rébarbative du volcan Kalima se découpant sur le ciel couleur de cobalt.
— Vous voyez ce gros frère-là, continua-t-il, et bien, un beau jour il va se payer un de ces feux d’artifice qui laissera les civilisateurs de la région Gros-Jean comme devant.
— Eh, minute ! interrompit Bob. Vous oubliez que, vous-même, vous faites partie de ces civilisateurs.
Le visage de Packart s’assombrit.
— Bien sûr, j’en fais partie… Mais, entre nous, commandant Morane, est-ce que, vous comme moi, vous n’avez pas parfois envie de vous ceindre les reins d’un pagne et de danser une fameuse bamboula au son du tam-tam ?
— Et comment ! approuva Morane. Hélas, notre hérédité de civilisés…
— … est comme un amidon qui nous rrrrend pppppareils aux cols durrrs de nos grrrands pèrrres !
Morane et Packart se mirent à rire, ce qui était une fin heureuse pour une conversation aussi sérieuse que la leur.
Au bout d’un moment, Morane releva la tête et, du menton, désigna le Kalima.
— Est-ce vrai qu’il est prêt à nous jouer des blagues ?
— Si ce n’était que lui ! Mais, mon cher Morane, toute la région travaille comme une omelette sur le feu… Tout bouge, tout craque, tout se fendille. Vous vous endormez dans une clairière et, le lendemain, en vous réveillant, vous vous retrouvez au sommet d’une colline, quand ce n’est pas au fond d’un précipice. Tenez, il y a deux ans, Kreitz, le volcanologue, et moi campions dans la montagne, à la recherche d’échantillons de lave vitrifiée quand, une nuit, une crevasse s’ouvrit soudain dans le sol de notre tente, nous forçant à lever le camp. Deux jours après, cette crevasse avait atteint une largeur de dix mètres. Un mois plus tard, elle s’était changée en un précipice vertigineux large de deux cents mètres, au fond duquel sourdait une satanée matière semblable à du métal en fusion.
— À ce train, elle doit aujourd’hui être large d’au moins dix kilomètres, votre crevasse…
— Vous vous trompez. Elle n’existe plus… Elle s’est refermée en une seule nuit, comme ça, sans laisser de traces. Et dire que nous lui avions donné mon nom ! La Faille Packart… C’était ma seule chance de passer un jour à la postérité et, crac ! Voilà mes espoirs anéantis d’un seul coup…
Après cette dernière boutade, les deux hommes se turent. La nuit tombait rapidement et une brise légère, venant du lac, se levait, apportant les senteurs mêlées des plantes et de la terre chaude. Au-dessus du cône tronqué du Kalima, le ciel assombri se teintait à présent de pourpre.
Fonçant à toute allure, la Jeep avait traversé l’agglomération indigène, composée de cases aux murs de torchis et aux toits de chaume. Lorsqu’on arriva aux premières maisons blanches de la cité européenne, les ténèbres étaient tout à fait tombées. Les phares de la Jeep éclairaient parfois en plein quelque noir, vêtu misérablement et marchant d’un pas lent vers on ne savait quel obscur destin.
Malgré la brise légère, la chaleur demeurait toujours aussi lourde et étouffante. Morane, pourtant habitué au climat des tropiques, souffla de suffocation.
— J’ai l’impression d’être dans la gueule même du volcan… Quand je songe que Claire Holleman vient ici pour passer des vacances auprès de son oncle. Elles seront chaudes, ses vacances…
En un geste familier, Packart secoua ses lourdes épaules.
— Ne craignez rien pour notre charmante compagne, dit-il. Son oncle est une grosse légume ici – vous avez pu en juger en apercevant la voiture qui est venue la prendre à l’aérodrome – et la Résidence n’est pas bâtie en pleine fournaise, mais sur la hauteur, non loin de l’hôtel Centre-Africa. Mais, au fait, c’est ici que vous logerez. J’y ai moi-même une chambre…
*
* *
Était-ce bien une chambre au sens propre du mot que celle du professeur Packart ? Elle tenait du bric-à-brac, du magasin de sport, de l’officine d’alchimie, du laboratoire de photographie et de l’atelier de mécano. Aux murs, tout un matériel de chasse sous-marine – masque, tube respiratoire, palmes, fusil lance-harpons – pendait pêle-mêle, en compagnie d’une caméra dans sa boîte étanche, d’une raquette de tennis, d’une carabine, de gants de boxe et d’outils de géologue. Sur une table, contre le mur du fond, des cornues et des éprouvettes étaient rangées à côté d’un poste émetteur de radio à moitié démonté. Plus loin, sur une seconde table, il y avait un agrandisseur photographique, près duquel s’alignait une série de cuvettes émaillées.
Lorsque Bob, après avoir rangé son équipage dans sa propre chambre, pénétra dans celle de Packart, ce dernier l’accueillit par un sonore :
— Yambo, Bwana[4] !
En fervent de l’exploration sous-marine, Morane s’intéressa aussitôt à la caméra étanche et au fusil lance-harpons.
— C’est vrai que vous êtes connaisseur, fit Packart. J’ai entendu dire que vous aviez, vous aussi, pas mal rôdé dans le domaine des poissons…[5] Un de ces jours, nous piquerons une tête ensemble au fond du lac et tenterons de ramener une succulente friture…
— Cela me tenterait beaucoup, répondit Bob en hochant la tête. Hélas ! je ne suis pas ici pour m’amuser. J’ai accepté la mission de Lamertin, et il faut absolument que toute l’histoire soit débrouillée avant que le contrat entre la Compagnie et le Ministère des Colonies n’arrive à expiration…
Le géant approuva.
— Vous avez raison, dit-il. C’est là une question de vie et de mort pour la Compagnie… et pour Lamertin. Si tout sautait, le pauvre homme n’y survivrait pas. C’est d’ailleurs pour lui seul que j’ai accepté de demeurer ici. Je pourrais accepter les offres que me fait une compagnie diamantaire du Kasaï. Là, j’aurais la paix, avec bungalow à faire s’étrangler d’envie l’Aga Khan en personne, boys à ne savoir qu’en faire… Bref, la vie douce et tranquille. Tandis qu’ici c’est le grand travail – grassement rétribué d’accord, mais quand même… – avec une ration de coups durs suffisante pour en dégoûter à jamais un honnête homme…
— Oui, mais voilà, interrompit Morane, est-ce que vous pourriez vous habituer à la vie tranquille que l’on vous offre au Kasaï…
— Il y a de ça, bien sûr, convint Packart. Pourtant, ne vous faites pas d’illusions. Malgré mes airs de matamore, je tiens à la vie. Je ne dis pas ne pas aimer la risquer de temps en temps, quand cela en vaut la peine, ou quand j’y trouve ma joie. Mais risquer de mourir sous un éboulement provoqué, ou noyé après avoir été assommé, c’est trop bête. Décidément, c’est bien pour Lamertin que je reste.
— Nous sommes tous les deux dans le même cas, remarqua Morane. C’est le vieil homme qui m’a décidé à venir ici jouer les détectives. À le voir cloué dans sa chaise roulante, j’ai compris que quelqu’un devait absolument se bagarrer à sa place.
Le gros rire de Packart vint ajouter sa cacophonie aux ronronnements du ventilateur balayant la pièce de son faisceau d’air frais.
— Vous avez tout du chevalier sans peur et sans reproche, commandant Morane. À notre âge, c’est là une espèce devenue rare. Allons, puisque vous voulez à tout prix être Don Quichotte, je serai votre Sancho Pança…
— Un Sancho Pança de grande taille, fit Bob. Mais vous avez raison en me comparant à Don Quichotte. Pour le moment, je me bats bien contre des moulins à vent. Pour ne pas dire contre le vent tout court… Auriez-vous par hasard une idée quelconque sur l’identité de l’ennemi que nous allons avoir à combattre ?
Le savant haussa les épaules.
— Des idées, j’en ai beaucoup, dit-il, mais où est la bonne ? Voilà ce qu’il faudrait établir. Il peut s’agir d’une compagnie adverse – laquelle ? – qui, à l’expiration du contrat de la C.M.C.A., voudrait reprendre celui-ci à son compte. L’administration coloniale pourrait elle-même nous créer ces difficultés pour ne pas être obligée, pour des raisons financières ou politiques quelconques, de devoir prolonger notre concession. J’ai songé aussi à la classique « puissance étrangère », qui s’intéresserait aux richesses du Centre Afrique et désirerait se les approprier. Nous avons peut-être affaire également à quelque société secrète africaine, genre Hommes Léopards ou Mau-Mau, qui verrait d’un mauvais œil les progrès matériels réalisés par la C.M.C.A.
— Et vos Hommes Léopards ou vos Mau-Mau seraient venus me trouver à Paris pour me corriger et me faire dire, par un individu possédant une voix mielleuse, qu’il pourrait être dangereux pour moi d’accepter de travailler pour Lamertin.
La surprise se peignit sur les traits de Packart.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de correction et d’individu à la voix mielleuse ? demanda-t-il.
Rapidement, Morane mit son interlocuteur au courant de l’agression dont il avait été victime dans son appartement, à Paris. Quand il eut terminé, Packart fit la grimace.
— C’est bien là la manière d’agir de nos ennemis, remarqua-t-il. En outre, cela détruit la possibilité d’une société secrète à tendance rituelle. Reste donc comme suspects : la compagnie adverse anonyme, l’administration coloniale elle-même, et la « puissance étrangère ».
— Tout cela ne nous avance guère à grand-chose, fit Bob. Nous ne pouvons nous contenter, pour agir, de suppositions. Il nous faut des certitudes.
— Mais où aller les chercher ?
— Nos ennemis eux-mêmes nous aideront. Il nous suffira d’attendre qu’ils attaquent à nouveau. Peut-être alors se découvriront-ils…
— Je n’aime pas beaucoup ce jeu-là, fit Packart. Trop dangereux… Quand vous verrez de quoi ces bandits sont capables, vous serez de mon avis.
Morane eut un geste, qui signifiait à la fois l’impuissance et la résignation.
— Nous n’avons pas le choix, dit-il. Attendre et voir venir, c’est tout ce qui nous reste à faire.
— Puisque c’est là la seule solution, concéda Packart, il faudra bien nous résoudre à l’admettre. En attendant, qu’allez-vous faire ?
— En principe, je suis venu ici en qualité d’ingénieur des travaux. Je vais donc agir comme tel pour continuer à donner le change. Demain, je me rendrai sur le lac, et assisterai aux essais de pompage du méthane. Peut-être voudrez-vous bien continuer à me piloter…
— Sûrement, dit Packart. D’ailleurs, le devoir m’y appelle également…
Il regarda sa montre.
— Déjà neuf heures, constata-t-il. Il serait sage d’aller dormir, commandant, car le voyage doit vous avoir épuisé, et demain il nous faudra nous mettre en route avant l’aube…
Les deux hommes se séparèrent, et Morane regagna sa chambre. Quand il en eut refermé la porte, la première chose qu’il aperçut fut ce billet posé sur son lit. Le texte en était tapé à la machine et disait simplement :
« Vous avez eu tort, commandant Morane, de ne pas prendre notre avertissement en considération. S’il vous arrive un quelconque malheur, vous l’aurez cherché… »
Bien entendu, ce joli morceau de prose n’était pas signé.